(é)Prise de parole

(é)Prise de parole

Raconter, dénoncer, imaginer...et passer à l'action

Liberté ligaturée. Coloniser le corps des femmes.

par Cindy Pahaut *

Architecte aux yeux bleus

Je te défie

Prends garde à toi architecte, car si meurt le

Rebelle ce ne sera pas sans avoir fait clair

Pour tous que tu es le bâtisseur d’un monde

De pestilence

Architecte prends garde à toi

Qui t’a sacré ? En quelle nuit as-tu troqué le

Compas pour le poignard ?

Architecte sourd aux choses clair comme l’arbre

Mais fermé comme une cuirasse chacun de tes

Pas est une conquête et une spoliation et un

Contresens et un attentat

 

 

(Aimé Césaire, Pour Nacer)


 

Je rencontre de temps à autre, jamais assez à mon goût, Juliana, une amie qui m’est chère. Elle est brésilienne, m’a appris le portugais de son immense pays, mais également les innombrables facettes que fait miroiter la culture brésilienne. 

Bien entendu, il est facile d’éviter avec une telle personne une discussion terne pour éclairer des sujets chatoyants tels que la militance afroféministe de certaines de ses amies, les rituels et la magie de leurs arts de vivre, leur écoféminisme, mais aussi en clair-obscur, ceux plus désespérants de la corruption, du racisme et de la misogynie. La dérive droitière de Bolsonaro accentue évidemment ce tableau contrasté…

Dernièrement, elle m’a fait faire quelques milliers de kilomètres vers le Nord en évoquant sa découverte d’un mook[1] intitulé Liberté ligaturée. Cette enquête menée au Canada par quelques étudiantes sortantes de l’IHECS[2] traite d’une pratique que l’on n’imagine pas dans un pays réputé pour son respect de la diversité humaine : la stérilisation forcée des femmes autochtones. Les récits étonnants que relate cet ouvrage démontrent que le Brésil ou d’autres pays latino-américains n’ont pas l’apanage de certaines monstruosités sociales. « Rien de bien neuf sous le soleil ! », penserez-vous. Sauf qu’il s’agit de la bannière immaculée du Canada, réputée pour ses réflexions féministes, son cosmopolitisme et sa défense des droits humains !

En 2016 cependant, un article de Human Rights Watch avertit le nouveau Président d’alors, Justin Trudeau, qu’il vient d’hériter « d’un certain nombre de problèmes de droits humains auxquels il devra remédier (…) S’il veut redorer l’image du Canada en tant que chef de file des défenseurs mondiaux des droits humains, il devrait commencer par s’attaquer aux abus commis dans son pays, qu’il s’agisse des meurtres et disparitions de femmes et de filles autochtones ou encore des restrictions aux principales libertés civiles imposées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.»[3] Les autrices de Liberté ligaturée se sont elles-mêmes rendues compte lors de leur quête que la pratique de la stérilisation forcée sur les femmes autochtones s’inscrivait dans un contexte beaucoup plus large de discriminations à leur encontre, d’un racisme systémique propre à la société canadienne. Amnesty dénonçait aussi en 2016 de graves manquements humains de la part du gouvernement canadien envers les populations autochtones de la Colombie-Britannique, et plus particulièrement les jeunes femmes, exposées à une criminalité en recrudescence (notamment exacerbée par des pratiques de binge-drinking[4], et la consommation de stupéfiants) et a contrario à la réduction constante des services sociaux censés les protéger, leur accès à des logements décents et ou à des garderies d’enfants étant par ailleurs compromis par leurs faibles ressources[5] et l’arrivée massive de travailleurs étrangers en transit.

Cette pratique de STÉRILISATION FORCÉE, jugée comme « un crime contre l’humanité » par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998), se pratique néanmoins dans de nombreux autres pays, parmi lesquels le Pérou sous le gouvernement du Président Fujimori (homme politique d’origine japonaise jugé comme un des 20 politiciens les plus corrompus au monde !), au Costa Rica, au Chili, au Mexique dans les années 90, et ailleurs dans bien d’autres régions autochtones du Tiers-Monde !

Les États-Unis ne sont pas en reste, ayant été accusés en 1975 d’avoir stérilisé des immigrées mexicaines en Californie fin des années 60, début des 70’s pour endiguer « la surpopulation latino-américaine » mais également d’autres populations jugées « indésirables » – immigrants, personnes de couleur, personnes pauvres, mères célibataires, handicapés, malades mentaux… Selon une étude publiée dans l’American Review of Political Economy (ARPE), la population noire fut aussi visée en Caroline du Nord de 1929 à 1974, poussant les auteur.es de l’article à parler d’un « véritable génocide », via le contrôle des corps et de leur reproduction.[6] Ces pratiques révèlent de nouveau un racisme systémique qui tend à nos yeux à l’abomination, puisque « la grande majorité de ces stérilisations ont été réalisées sous la contrainte, y compris sur des enfants, et les victimes ne connaissaient généralement même pas les conséquences de ces actes. »[7]

Racisme et eugénisme propres à notre continent européen…

Même en Europe, en République tchèque, des femmes roms furent stérilisées à leur insu. Un article d’Amnesty titrait en 2013 : « La stérilisation forcée de femmes roms est l’une des violations des droits humains les plus terribles qu’ont subies les Roms en Europe depuis leur persécution par les Nazis durant la Deuxième guerre mondiale. Selon certaines sources, pas moins de 90 000 femmes auraient été stérilisées sur tout le territoire de l’ex-Tchécoslovaquie depuis les années 1980. Bien que la plupart de ces actes remontent aux années 1970 et 1980, le cas le plus récent aurait eu lieu en 2007. »[8]

S’approprier les corps pour écraser les rébellions

« (…) ces explorateurs, troquant le compas contre le poignard, ainsi que le dira Aimé Césaire, devenus prédateurs, se métamorphosèrent en sauvages conquérants et en intraitables colons. »

Dans le cas du Mexique, une étude d’anthropologie montre que la stérilisation forcée, bien que largement due à une politique de contrôle démographique ainsi qu’à certaines pratiques de planification familiale, est également liée, dans le cas particulier de la population autochtone, « à des processus contre-insurrectionnels déployés face à l’activité de guérillas, caractéristique de ces années-là en Amérique Latine. »[9] Il évoque certainement par-là entre autres les premiers éclats de l’EZLN, l’Armée Zapatiste de Libération Nationale, qui se déclara au grand jour dès le 1er janvier 1994 et fut rapidement réprimée par l’État mexicain et ses hordes de paramilitaires. Nous ne pouvons nous empêcher à la fois de rapporter ce « processus contre-insurrectionnel » aux viols perpétrés sur les femmes et petites filles comme arme de guerre, mais également à une forme cruelle de colonisation des corps et d’eugénisme, dans le sens d’une purification ethnique barbare et sans limite, mêlé au fantasme libidineux du corps étranger.

Quels corps étrangers ?

La fascination fortement teintée d’érotisme des Conquistadors du 15è siècle dans les Amériques (et des colons du monde entier !) pour les corps indigènes nus qu’ils « découvrent », et dont ils abusèrent à l’envi, car « ce que la morale chrétienne réprouvait, la guerre, la conquête, puis le droit du plus fort l’autorisèrent. Peut-être est-ce là, la véritable position du missionnaire ? L’appropriation des corps, l’abus, le viol comme symbole de la force du pouvoir mâle, est une des modalités du triomphe de l’Européen sur l’Indien comme sur le corps de ses femmes, de ses filles ou de ses sœurs. »[11]

Autre exemple tristement célèbre, la Vénus Hottentote, exhibée dans une cage comme un animal de foire dans le Londres du 19è siècle, et dont « « la prodigieuse taille de ses fesses » est comparée à celle des femelles des singes. Utilisée comme la preuve irréfutable d’une supposée « infériorité nègre », son existence disculpe la pratique de l’esclavage effective de l’époque. Pourtant, à 26 ans à peine, la jeune femme parle, en plus de sa langue maternelle, le hollandais, l’anglais et le français. »[10].

Un problème toujours d’actualité

Tout cela peut nous sembler lointain, dans le temps et l’espace… Mais ces « corps indigènes » sont toujours en péril du fait d’autres colonisations, bien plus pernicieuses : celles des multinationales qui s’accaparent leurs terres ancestrales afin de les exploiter, travailleur.se.s et Terre nourricière toustes confondu.es (selon leur propre cosmogonie où l’Humain n’est pas détaché de la Nature, au contraire de notre vision occidentale)… jusqu’à l’usure définitive de notre monde COMMUN !

C’est somme toute cet effondrement en cours que sont venu.es nous rappeler les membres de la Délégation zapatiste, femmes, hommes et « autres » durant leur VIAJE POR LA VIDA (qui se poursuit en ce moment-même dans bien d’autres géographies européennes).

Le fait qu’iels aient débarqué par la mer sous le nom de l’Escadron 421 ne nous semble pas ici anodin. « 421 » n’avait aucune portée ludique, les Zapatistes ne sont pas des dés à jouer. Ces chiffres représentaient 4 femmes, 2 hommes et 1 « otroa » … C’est-à-dire une personne transgenre.

Ce qui nous amène à conclure par le fait qu’en 2013 encore, TGEU, une plateforme européenne composée de membres travaillant pour renforcer les droits et le bien-être des personnes trans en Europe et en Asie centrale, répertoriait sur une carte de l’Europe « les pays qui [exigeaient encore] la stérilisation forcée des Personnes trans pour la reconnaissance des deux sexes, dont la France [et la Belgique]. En contradiction totale avec les normes internationales relatives aux droits humains et les recommandations des organes issus des traités internationaux, ainsi que des institutions inter-gouvernementales telles que le Conseil de l’Europe, par ces dernières résolutions, d’ailleurs, votées par la même France au travers de ses représentants. » L’étrangèr.e est parfois beaucoup moins lointain.e de nous qu’on ne le pense, et le « monstre » pas forcément celui pointé par des moralisateurices bien étriqué.es…

 

En ce 25 novembre, journée de lutte contre les violences faites aux femmes, rappelons que le droit à disposer librement de son corps et à être préservé.es de toutes violences, fussent-elles institutionnelles et/ou étatiques est encore loin d’être acquis pour celles qui se revendiquent « femmes »…                           

                                               *

 Un article pour aller plus loin :

« Une femme sur deux dans 57 pays privée du droit à disposer de sn corps, selon un rapport de l’ONU », in Le HuffPost avec AFP, 14 avril 2021.


[1] ouvrage à mi-chemin dans son format entre un magazine et un livre.

[2] école bruxelloise qui forme à la communication et au journalisme.

[3] https://www.hrw.org/fr/news/2016/01/27/canada-des-lacunes-en-matiere-de-droits-humains Le même article mentionne que « les chiffres publiés par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) révèlent que bien que les femmes autochtones constituent 4,3 % de la population féminine du Canada, elles représentent 16 % des victimes féminines d’homicides. »

[4] ou beuverie express sur une courte période de temps, par épisodes ponctuels ou répétés, pouvant occasionner des lésions cérébrales notamment au niveau de la substance blanche aux conséquences neurologiques majeures voire définitives. Pratiquée par des jeunes qui « jouent » à tester leurs limites, cette conduite peut entraîner un coma éthylique mortel.

[5] Cette situation dramatique non seulement les fragilise d’un point de vue socioéconomique, mais de surcroît les expose plus que jamais au risque de violences conjugales.

[6] informations récoltées in S. LHÉNORET, « La douloureuse histoire de la stérilisation forcée aux Etats-Unis », Le Monde, 18 octobre 2020. Disponible en entier sur https://dailygeekshow.com/sterilisation-forcee/ (consulté le 23/11/2021).

[7] idem.

 [8] https://www.amnesty.ch/fr/pays/europe-asie-centrale/republique-tcheque/docs/2013/sterilisations-forcees-des-roms-une-histoire-en-suspens

[9] P. GAUSSENS (2020). « La stérilisation forcée de population autochtone dans le Mexique des années 1990 », Revue canadienne de bioéthique, 3(3), pp.180–191. Disponible sur : https://doi.org/10.7202/1073797ar

[10] https://www.nofi.media/2019/03/la-venus-hottentote-une-vie-sacrifiee-au-nom-de-la-science/63139

[11] Collectif, Sexe, races et colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, Éditions La Découverte, 2018, p.11.